La lettre COMB LAB : Rupture
Accès à l’eau, production décentralisée d’électricité, zones à faibles émissions (ZFE) en villes, zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, les conséquences du changement climatique touchent tout le monde. Face à cela, le flux de nos affaires courantes (obligations et responsabilités multiples, programmation des vacances, etc.) produit une anesthésie intermittente de ‘’l’angoisse écologique’’. Angoisse parce que rupture. Rupture entre ce que nous avons connu et ce que nous allons connaître. Nous découvrons à (trop) petits pas la fin de l’illimité, grande caractéristique de ce que nous nommons modernité. Nous voilà soumis, sans l’avoir désiré, aux limites planétaires1 dont nous avions l’illusion d’être affranchis pour toujours.
De fait, il n’y a d’autre alternative que changer nos représentations : l’urbanisme des métropoles, la fonction de la campagne, la toute-puissance des marchés, la satisfaction illimitée de nos projets et envies. Tous nos repères — souvent irréfléchis — sont soumis à réévaluation. Bon gré, mal gré, nous voyons notre mode de vie frappé d’insoutenabilité et, par conséquent, condamné sans préavis à l’obsolescence. La perte de diversité du vivant, la physique de l’atmosphère, la mécanique des fluides océaniques redimensionnent les prétentions au ’’progrès’’ linéaire illimité.
Une fois reconnue la séparation définitive d’avec ce que nous connûmes précédemment, reste à dépasser la plainte que les choses n’aillent plus de soi. Par exemple, il allait de soi que la paix règne indéfiniment en Europe. Il allait de soi que l’eau coule au robinet. Il allait de soi que l’électricité irrigue sans limite nos lieux de vie. Cette rupture qui peut s’apparenter à la remise en cause de notre idée de la modernité provoque le déchirement d’un pan d’insouciance. Maurice Godelier rappelle dans son dernier livre2 à quel point la modernité crut s’exonérer des limites de la biosphère : « Longtemps, la croyance dans le progrès a laissé croire que développement économique, évolution des mœurs et démocratisation politique allaient de pair ».
Le caractère irréversible de cette rupture s’apparente à l’incision d’un scalpel dans le continuum de nos vies. Nous voilà désormais assignés, individuellement et collectivement, à rompre avec l’illusion du ‘’toujours plus vite, plus loin, pour moins cher’’ et à composer systématiquement avec les limites du possible. Pour paraphraser Nietzsche dans Le nihilisme européen, nous découvrons qu’après l’impuissance face aux hommes fats, cupides, violents, et autoritaires, nous devons accepter notre impuissance radicale face à la nature. Voilà le cœur de la rupture qu’il nous faut dépasser. La perte de la biodiversité et le changement climatique contraignent à inventer un futur désirable qui métamorphose la dissolution de l’insouciance en projet.
Les spécialistes de la gestion des situations extrêmes nous apprennent que l’innovation sous contrainte implique de repenser notre relation à l’espace-temps pour construire un nouveau sens. Ils expliquent que notre conscience de l’espace-temps varie selon les circonstances que nous rencontrons. L’espace-temps d’une soirée entre amis en bord de mer diffère grandement de celui qui se déploie lorsque nous sommes morigénés par un supérieur hiérarchique. Ici, c’est la rupture qui ouvre de nouvelles conditions de vie, lesquelles configureront de nouveaux comportements qui produiront mécaniquement de nouveaux espace-temps.
Approche d’autant plus intéressante que espace-temps et sens que nous donnons à notre vie, ont partie liée. Au moment où nous faisons l’expérience de la rupture, le sens s’évanouit et dans cette séquence un nouveau sens ne peut surgir. Plus tard, une fois nos comportements ajustés à un espace reconfiguré et accordés à une temporalité réévaluée, un nouveau sens s’élabore dans l’action.
La révélation de notre impuissance radicale face à la nature pousse ceux qui tirent le meilleur profit de l’illusion d’un progrès linéaire et infini à procrastiner, voire à refuser la reconfiguration de l’espace-temps. Ce vécu négatif de la rupture handicape l’ensemble de la société en ce qu’il retarde jusqu’au point de rupture la mise en place de l’indispensable transition. Cette attitude conservatrice, toxique, montre à quel point la situation de rupture que nous vivons exige un saut de conscience et de compréhension de la réalité du changement.
Comb Lab a la chance de développer en Combrailles des programmes de transition-résilience avec une large diversité d’acteurs de tous âges. Les plus âgés prennent soin de transmettre leurs savoirs en participant à des ateliers de co-construction pour se garder de pontifier de manière descendante. Les plus jeunes développent avec agilité une conscience des enjeux. Il en résulte que les programmes que nous développons avec nos partenaires tirent avantage de ces apports croisés. Malgré les inconforts qu’elle engendre, tous voient la rupture comme une opportunité pour que de nouveau : les choses « aillent de soi ».
Rupture
Access to water, decentralised electricity production, low-emission zones (LEZs) in cities, zero net artificialisation of land – the consequences of climate change affect everyone. In the face of this, the flow of our day-to-day affairs (multiple obligations and responsibilities, scheduling holidays, etc.) produces an intermittent anaesthetic of “ecological anxiety”. Anxiety because it’s a rupture. A break between what we’ve known and what we’re going to know. We are discovering, (too) slowly, the end of unlimited resources, the great characteristic of what we call modernity. Here we are, subjected, without having wanted to be, to the planetary limits from which we had the illusion of being freed forever.
In fact, there is no alternative but to think (or imagine – or design) in a totally new way about the urban planning of metropolitan areas, the function of the countryside, the omnipotence of markets, and to stop believing in the unlimited satisfaction of our projects and desires. All our – often unconsidered – points of reference are being re-evaluated. Whether we like it or not, our way of life is becoming unsustainable and, as a result, condemned to obsolescence without warning. The loss of diversity in living organisms, the physics of the atmosphere and the mechanics of oceanic fluids are reshaping our pretensions to unlimited linear “progress”.
Once the definitive separation from what we knew before has been recognised, we need to get past the lament that things are no longer self-evident. For example, it was taken for granted that peace would reign indefinitely in Europe. It was taken for granted that water flowed from the tap. It was taken for granted that there would be unlimited electricity in our homes. This rupture, which can be likened to a challenge to our idea of modernity, is tearing apart a carefree era. In his latest book, Maurice Godelier reminds us of the extent to which modernity believed it was exempt from the limits of the biosphere: “For a long time, the belief in progress led us to believe that economic development, the evolution of customs and political democratisation went hand in hand”.
The irreversible nature of this rupture is akin to the incision of a scalpel into the continuum of our lives. From now on, individually and collectively, we will have to break with the illusion of “ever faster, ever further, ever cheaper” and systematically deal with the limits of what is possible. To paraphrase Nietzsche in European Nihilism, we are discovering that, after our powerlessness in the face of greedy, violent and authoritarian humans, we must now accept our fundamental powerlessness in the face of nature. This is at the the heart of the rupture that we must overcome. The loss of biodiversity and climate change force us to invent a desirable future that transforms the dissolution of our carefree life into a project.
Specialists in the management of extreme situations teach us that innovation under constraint involves rethinking our relationship with space-time in order to construct a new meaning. They explain that our awareness of space-time varies according to the circumstances we encounter. The space-time of an evening with friends by the sea differs greatly from that which unfolds when we are reprimanded by a superior. Here, it is the rupture that opens the way to new conditions of life, which will shape new behaviours that will mechanically produce new space-time.
This approach is all the more interesting in that space-time and the meaning we give to our lives are inextricably linked. At the moment when we experience the rupture, the meaning disappears and in the immediate aftermath a new meaning cannot emerge. Later, once our behaviours have been adjusted to a reconfigured space and tuned into a re-evaluated temporality, new meaning emerges through action.
The revelation of our fundamental powerlessness in the face of nature prompts those who derive the greatest benefit from the illusion of linear and infinite progress to procrastinate, or even to reject, the reconfiguration of space-time. This negative lived experience of the break with the past handicaps society as a whole by delaying the essential transition until the very point of rupture. This conservative, toxic attitude shows the extent to which the breakthrough we are experiencing requires a leap in awareness and understanding of the reality of change.
Comb Lab is fortunate to be developing transition-resilience programmes in the Combrailles with a wide range of players of all ages. Older people take care to pass on their knowledge by taking part in co-construction workshops to avoid pontificating from the top down. Younger people develop an agile awareness of the issues at stake. As a result, the programmes we develop with our partners benefit from this cross-fertilisation. Despite the discomfort it causes, everyone sees the rupture as an opportunity to make things “right” again.
1 https://reporterre.net/Qu-est-ce-que-les-limites-planetaires
2 Maurice Godelier Quand l’Occident s’empare du monde (XV° – XXI° siècle), Peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? CNRS Éditions 2023.