La lettre Comb Lab : Regarder la nature

La brièveté de ce titre affirme l’évidence : face à la nature, on ne peut que la regarder. Mais faisons-nous face à la nature ou face à des paysages ? Et, être face à la nature, cela signifie-t-il que nous lui sommes extérieurs ou qu’elle nous est extérieure ? Au fond, la question qui résiste relève de la clarification de ce que nous entendons par nature. Et celamet en jeu l’éducation de notre regard.
En Europe, des évolutions techniques majeures renouvelèrent le regard porté sur les paysages campagnards. Ainsi, au début du XV° siècle, l’introduction de la perspective dans la peinture florentine engagea les promeneurs à « ne plus regarder la nature qu’avec les yeux des artistes plasticiens. »1 Un siècle plus tard, la transformation des marais en polders par les ingénieurs hollandais, incita durablement à regarder les étendues sauvages comme des espaces à conquérir. Puis, vinrent le percement des tunnels sous les montagnes, les routes et chemins de fer traversant des plaines continentales sans fin. Dominés par ces prouesses techniques, les grands obstacles naturels devinrent « champ d’analyse », installant de fait un « vis-à-vis de la Nature avec la nature humaine ».
De nos jours, nous nous approprions la ‘’nature’’ comme lieu de ressourcement loin du rythme de la vie urbaine, comme espaces sauvages disponibles à la construction, comme réserve de chasse ou encore comme zones de production agricole. Notons ici que le mythe américain de la frontière à dépasser reste vivace chez ceux qu’anime la prétention à s’emparer des pays voisins.2 Bref, au moment même où, plus forte que les dénis imbéciles, la physique implacable des phénomènes naturels montre la relation directe entre l’effet de serre, la fonte des glaces, la montée du niveau des mers et les événements météorologiques dévastateurs, la nature continue d’être minée par l’extractivisme !

« La construction sociale et idéologique »3 de l’idée de nature s’étire donc entre deux pôles d’interprétation. Le pôle économiste conçoit la nature comme un bien appropriable en tant que réserve gratuite et illimitée de ressources primaires (cf. le Traité d’économie politique de Jean-Baptiste Say paru en 1803). Le pôle naturaliste qui prend soin de l’écosystème Nature dont la sophistication permet la vie d’espèces complexes.
Alors, porter un regard utilitariste sur la nature (réserve exploitable ou, à l’inverse, fragile niche écologique à choyer), pourquoi pas ? Mais reste à se mettre d’accord sur la finalité de ladite utilité. L’utilité économiste consiste à satisfaire le ‘’besoin ressenti’’ de capitaliser davantage de dividendes en poursuivant la logique extractive à rendement décroissant (il faut de plus en plus de barils de pétrole pour extraire un seul baril). L’utilité naturaliste sauvegarde des conditions de vie satisfaisantes, par exemple en renonçant au superflu ? Un modèle économique manifestement insolvable – quel oxymore ! – commence par fasciner puis enivre et finalement ringardise ses acteurs.

La biophysique du système Terre s’imposera tôt ou (trop ?) tard à l’arrière-garde protectrice de l’actuel modèle économique destructeur. Les prévisions semblent s’accorder sur la modification du régime des vents et l’augmentation du nombre de journées à plus de 30°C ; deux facteurs clés d’accroissement de l’évapotranspiration des arbres, des plantes et de l’herbe de printemps.
Il en résulte une majoration des sensibilités et vulnérabilités locales face à l’intensification des épisodes venteux, caniculaires ou pluvieux. Dans ce contexte en dégradation, faut-il interpréter la quasi renonciation au Green New Deal ou Pacte vert des États-Unis et de l’Union européenne comme une incitation voilée à transférer pour partie les processus de résilience aux échelles locales ? Sans omettre d’articuler résiliences locales avec les programmes à plus grandes échelles, bien évidemment !
Du reste, le nombre des localités rurales en transition/résilience va probablement croître. En effet la renonciation aux programmes de transition s’ajoute au décrochage de l’économie européenne dans la compétition internationale4. Partisans et contempteurs du système économique dominant, nous ferons tous l’expérience de l’affaissement du niveau moyen de richesse. Nombre d’urbains viendront repeupler les campagnes. Ils porteront alors un regard ambigu sur la nature : refuge certes, mais refuge venté, gadouilleux ou caniculaire. Parfois même aride.
La rencontre frontale du délaissement des politiques de transition avec l’intensification des phénomènes météorologiques fait surgir une nouvelle urgence : comment articuler temporalité des institutions politiques, temporalité des acteurs économiques et vitesse de transformation des conditions biophysiques. Puisse cette question trouver sa réponse à temps ?
Nous y reviendrons prochainement…
1 Hans-Georg Gadamer L’Héritage de l’Europe Traduit de l’allemand pas Philippe Ivernel. Paris, Seuil, Bibliothèque Rivages 1996, p. 60.
2 Jean Michelin Mythe et réalité de la frontière dans l’espace américain. Source Cairn https://shs.cairn.info/revue-inflexions-2020-1-page-117?lang=fr
3 Ibid., p 97.
4 Voir les rapports Letta et Draghi