dimanche, novembre 16, 2025

La lettre Comb Lab : Parlons féralité

Dans notre précédente lettre, nous plaidions une fois de plus pour l’articulation du global avec le local. Nous entendions par là la recherche de déclinaisons justes et évolutives des phénomènes globaux à l’échelle des localités, dont la nôtre. Cela concerne par exemple l’autonomie décisionnelle des élus locaux lorsqu’une machine auto-apprenante leur énonce la décision « rationnelle » dans les situations de choix multiples. De même s’agira-t-il de la manière de favoriser localement la survenue de pluies en massifiant les zones forestières avec des canopées irrégulières afin de juguler autant que possible les périodes de sécheresse. Nous avons plusieurs fois abordé ce sujet et nous ne négligerons pas l’occasion d’y revenir.

Récemment paru, un livre collectif dirigé par Anna Lowenhaupt Tsing1 s’ouvre en contant les pérégrinations du coléoptère rouge de la térébenthine.

« Il vit sous l’écorce de pins en mauvais état où il creuse des tunnels et des galeries pour sa progéniture, ce qui peut tuer l’arbre en détruisant son système vasculaire. En Amérique du Nord où il est apparu, il ne fait pas beaucoup de dégâts, même quand il est recouvert par le champignon Leptographium procerum qui, en digérant le bois, aide le coléoptère à creuser.

Le coléoptère n’a attiré l’attention qu’après être monté en auto-stop dans des cargaisons industrielles de bois brut exporté dans les années 1980 vers la province du Shanxi. Là, il s’est associé à une variante locale bien plus puissante de son champignon symbiotique : L. procerum.

Agissant de concert, ce champignon local beaucoup plus actif et ce coléoptère importé ont commencé à tuer les arbres en masse. Ils ont même fait en sorte que les arbres œuvrent à leur propre destruction ; les champignons ont stimulé les arbres à produire des agents chimiques volatiles qui attirent toujours plus de coléoptères couverts de champignons sources de mort.

Il semble probable que le puisant champignon du Shanxi recouvrira les coléoptères qui feront le voyage de retour sur du bois industriel, vers l’Amérique du nord. »2

Ce processus de transformation causée par l’infrastructure humaine mais échappant au contrôle des humains qui l’ont conçue est nommé feralité, de féral qui signifie sauvage, précisent les autrices. Surgissant parce qu’inattendu, ce coléoptère nous propulse dans Les transformations silencieuses finement décrites par François Jullien.

Ce coléoptère fait événement. « Un événement fait saillie et se détache par rapport à ce renouvellement continue d’où naît la durée. L’événement, isolable et auto-consistant, suscite par son irruption un bouleversement reconfigurant par son incidence tous les possibles investis. Il survient par effraction, se dérobant au moment présent. »3

En résumé, les activités humaines et leurs infrastructures, donnent silencieusement lieu à des phénomènes de réensauvagement de nos environnements locaux. Surgissant hors de tout contrôle, ils déstabilisent les processus installés par nos sociétés et obligent à reconfigurer nos modes de fonctionnements.

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Nous n’échappons pas au fait que les infrastructures humaines désorganisent, au moins temporairement, des arrangements entre espèces. Ce qui motive de nouvelles coordinations au sein des espèces animales, des espèces végétales et entre elles.

Au-delà des phénomènes désormais bien documentés des plantes exotiques envahissantes et des algues toxiques colonisatrices, il convient d’élargir les manifestations de l’état sauvage dynamique qui refait le monde hors du contrôle des humains (processus de féralité). Accoutumés au sentiment de ‘’maîtrise du vivant’’, lui-même majoré par l’exploration des espèces disparues grâce à des techniques hautement sophistiquées, nous ne sommes pas préparés aux surgissements imprévus. On peut dire que la survenue d’événements relevant de dynamiques biologiques autonomes et libres de tout contrôle, manifeste l’état de nature dans toute sa rigueur.

Terminons en précisant que ces phénomènes de féralité, d’ensauvagement naturel, donc hors de la maîtrise de l’Homme, de certains segments de nos environnements peuvent se manifester à l’échelle de grandes régions du monde ou, tout aussi bien, à des échelles locales, voire micro-locales.

Voilà une transformation environnementale qui prend pied au sein de notre plaidoyer soutenant l’articulation des programmes de résilience à petites échelles territoriales avec les échelles géographiques et administratives supérieures.

A l’incertitude croisée engendrée par les transformations du monde à grandes échelles — événements météorologiques majeurs, versatilités géopolitiques, réorganisation des sociétés par la Tech — il aussi penser de nouvelles relations avec le vivant qui a le culot de négliger nos soucis majeurs pourtant facilement repérables.

La conclusion de ces quelques lignes : renforcer le trio élus locaux, société civile, monde scientifique pour accompagner les territoires dans le nouveau monde qui sourdre jusque sous les écorces d’arbres.

1 Anna Lowenhaupt Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena, Feifei Zhou Notre nouvelle nature, Guide de terrain de l’Anthropocène Paris, Seuil 2025.

2 Ibid p. 10.

3 François Jullien Les Transformations silencieuses. Paris, Grasset, Le livre de poche 2012, p. 116.

Une réflexion sur “La lettre Comb Lab : Parlons féralité

  • Plus sensible pour nous, la maladie de l’orme a connu un parcours analogue: arrivée d’Asie au début du XXe siècle en europe, elle a traversé l’Atlantique, sans avoir bien affecté nos arbres. Mais elle est revenue, plus virulente, un demi-siècle après, champignon véhiculé par un insecte, également. avec quasi extermination du genre Ulmus sur tout le continent européen: les gros individus ont été éliminés, arbres d’alignement, de place, mémoire vivante en tant qu’arbres de la liberté…Et les survivants sont encore régulièrement atteints, même par mutation, une certaine résistance apparaît.
    Les humains sont touchés aussi par des zoonoses, qui peuvent devenir mondiales: la découverte de l’Amérique a ouvert la voie à un échange meurtrier: variole (et rougeole) ont envahi le Nouveau Monde, mais en retour ll’Ancien Monde a gagné la syphilis…

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