La lettre Comb Lab : Controverse et consensus : une pratique démocratique pour la transition.
Au même titre que le vote, le consensus est un outil respectable et pertinent pour l’exercice démocratique. Adopter une ligne de conduite ou un texte par consensus ou par vote procure un même niveau de validation.
Le consensus ne tient pleinement sa valeur démocratique dans les processus décisionnels d’une société ou d’un groupe social que si une délibération offrant la pleine et entière liberté d’expression des arguments de chacun le précède. Par conséquent, la condition d’un consensus stable tient, en dernière analyse, à la garantie d’un débat sincère, et franc, exempt d’autocensure.
L’apparence d’unanimité par invisibilisation des positions minoritaires donnant parfois l’illusion d’absence d’oppositions, constitue la principale dérive susceptible d’entacher le consensus. Le dissensus qui désigne la persistance de positions plus ou moins irréconciliables ne résout pas cette difficulté. La difficile pratique de la controverse ou contestation argumentée de positions divergentes, voire contradictoires, rend compte du niveau d’exigence auquel doivent se soumettre les débatteurs : courage de déployer des arguments acérés et respect ininterrompu des contradicteurs.
La chose est sérieuse car consentir signifie partager un même sentiment, être en accord. En paraphrasant le philosophe Bernard Quelquejeu1, posons que décider par consensus revient à constater un assentiment de l’esprit partagé par les interlocuteurs. Assentiment consistant à tenir-pour-raisonnable-et-équitable un texte appuyé sur des justifications suffisantes pour entraîner l’adhésion, quand bien même des réserves subsistent. Liberté d’expression et argumentations poussées à leurs confins peinent à irriguer les débats sociétaux actuels.
Un débat contradictoire démocratique digne de ce nom, prend en compte les réserves et les positions minoritaires.
- Les réserves. Le consentement assorti de réserves vaut dès lors que le contenu du consensus présente la capacité d’universalisation. Exemple : faire le choix d’un devis plutôt qu’un autre pour le ravalement d’un immeuble, malgré des réserves pouvant porter sur la durée du chantier ou la qualité des bâches de protection. Selon le philosophe Ernst Tugenhat (1930 – 2023)2, cette décision relève du niveau prémoral parce qu’elle établit une résolution normative qui touche l’intérêt de tous les copropriétaires.
- Les positions minoritaires. Un débat pré-consensuel ouvrira sur un consensus d’autant plus robuste que des positions minoritaires, argumentées dans un esprit constructif, figureront dans l’énoncé de la décision finale. Les avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en fournissent des exemples inspirants3.
L’usage du consensus comme instrument de la démocratie, impose la pratique de la controverse, c’est-à-dire la confrontation d’argumentations divergentes, voire même contradictoires, mais solidement charpentées. Plus le déploiement rigoureux des arguments et le respect mutuel des débateurs baignent les débats, plus l’autocensure s’éloigne. Ainsi, suivant pas à pas le raisonnement de son contradicteur, le débatteur en vient à visiter plus finement les confins de ses propres positions. Cette confrontation rigoureuse fondée sur la franchise et la sincérité relève autant de la pratique démocratique que de l’éthique de la discussion. Elle ouvre la voie au consentement de l’esprit partagé par les interlocuteurs : autrement dit au consensus.
Dans son éthique de la discussion4, Jürgen Habermas note que : « celui qui entend fonder en raison une éthique de la discussion en se retirant dans ‘’le refus de la discussion’’, se met en position de désespéré. » D’où il ressort que la pratique de la démocratie consultative, délibérative, participative, requiert apprentissage et discipline pour embarquer largement les citoyens dans des processus pré-décisionnels réellement démocratiques.
L’exigence de rigueur argumentative et de respect mutuel dans la conduite de la controverse pour parvenir à des consensus équitables et robustes, commande la mise en œuvre des principes de responsabilité et d’éthique. En période de mutations profondes de la vie collective, il convient d’accorder grande attention à ces deux facteurs de stabilité sociale.
Mettre localement les contradictions en controverse pour les dépasser ouvre des voies d’exploration et d’innovation propres à enrichir les relations de proximité d’un récit partagé.
La philosophe Joëlle Zask5 écrit : « Aux côtés du système représentatif, il y a ou il devrait y avoir, un système participatif qui permette à chacun d’entre nous d’« augmenter » le monde. » Pour ce faire, puisse la culture de la controverse… faire consensus.
Savoir veut toujours dire se tourner en même temps vers le contraire.
Sa supériorité par rapport à la prévention que véhicule l’opinion consiste dans
sa capacité de penser le possible en tant que possible.
Hans Georg Gadamer (1900 – 2002) Vérité et méthode – Seuil 1976 p 211
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Controversy and consensus: a democratic practice for transition.
Like voting, consensus is a respectable and relevant tool for the exercise of democracy. Adopting a course of action or a text by consensus or by vote provides the same level of validation.
Consensus can only be given its full democratic value in the decision-making processes of a society or social group if it is preceded by deliberation in which everyone is free to express their arguments. Consequently, the condition for a stable consensus is, in the final analysis, the guarantee of a sincere and frank debate, free from self-censorship.
The appearance of unanimity through the invisibility of minority positions, which sometimes gives the illusion of an absence of opposition, is the main deviation that can mar consensus. Dissensus, which refers to the persistence of more or less irreconcilable positions, does not resolve this difficulty. The difficult practice of controversy, or argumentative contestation of divergent or even contradictory positions, reflects the high standards to which debaters must submit: the courage to deploy sharp arguments and uninterrupted respect for opponents.
This is a serious matter, because to agree means to share the same feelings, to be in agreement. Paraphrasing the philosopher Bernard Quelquejeu,6 we can say that deciding by consensus is tantamount to observing an assent of the mind shared by the interlocutors. This assent consists of considering a text to be reasonable and fair, based on sufficient justification to attract support, even if reservations remain. Freedom of expression and argument pushed to their limits are struggling to permeate current societal debates.
A democratic debate worthy of the name takes account of reservations and minority positions.
- Reservations. Consent with reservations is valid when the content of the consensus can be universalised. For example, choosing one estimate over another for the restoration of a building, despite reservations about the duration of the work or the quality of the protective sheeting. According to the philosopher Ernst Tugenhat (1930 – 2023) 7, this decision is premoral because it establishes a normative resolution which affects the interests of all co-owners.
- Minority positions. A pre-consensus debate will lead to a consensus that is all the more robust if minority positions, argued in a constructive spirit, are included in the final decision. The opinions of the French National Consultative Ethics Committee (CCNE) provide inspiring examples of this.8
The use of consensus as an instrument of democracy requires the practice of controversy, i.e. the confrontation of divergent, even contradictory, but solidly based arguments. The more rigorous the deployment of arguments and the mutual respect of debaters, the more self-censorship becomes a thing of the past. In this way, by following the reasoning of their opponents step by step, debaters come to examine the limits of their own positions more closely. This rigorous confrontation based on frankness and sincerity is as much a matter of democratic practice as it is of the ethics of discussion. It opens the way to the consent of the mind shared by the interlocutors: in other words, to consensus.
In his Ethics of Discussion9, Jürgen Habermas notes that « anyone who intends to base in reason an ethic of discussion by retreating into ‘the refusal of discussion’ is putting himself in a position of despair ». This shows that the practice of consultative, deliberative and participatory democracy requires learning and discipline if citizens are to be widely involved in genuinely democratic pre-decision processes.
The need for rigorous argumentation and mutual respect in the conduct of controversy in order to reach fair and robust consensus calls for the implementation of principles of responsibility and ethics. In a period of profound change in community life, we need to pay close attention to these two factors of social stability.
Bringing local contradictions into controversy in order to overcome them opens up avenues of exploration and innovation that can enrich local relationships with a shared narrative.
The philosopher Joëlle Zask10 writes: « Alongside the representative system, there is, or there should be, a participatory system that enables each of us to ‘enhance’ the world ». To do this, may the culture of controversy… become the consensus.
Knowledge always means turning at the same time to the opposite.
Its superiority in relation to the prejudice conveyed by opinion lies in
its ability to think the possible as possible.
Hans Georg Gadamer (1900 – 2002) Vérité et méthode – Seuil 1976 p 211
1 Bernard Quelquejeu définit la conviction comme : « un assentiment de l’esprit tout entier, non de la seule raison consistant à tenir-pour-vrai une affirmation, appuyé sur des justifications jugées suffisantes pour entraîner l’adhésion. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Interconviction
2 E. Tugenhat cité par Jürgen Habermas dans Morale et communication Champs essai Flammarion 1999 ; p. 96.
3 https://www.ccne-ethique.fr/
4 Jürgen Habermas Morale et communication Champs essai Flammarion 1999 ; p. 98.
5 Joëlle Zask Écologie et Démocratie Ed. Premier parallèle 2022.
6 Bernard Quelquejeu defines conviction as: « an assent of the whole mind, not of reason alone, consisting in holding an assertion to be true, supported by justifications judged sufficient to bring about adherence. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Interconviction
7 E. Tugenhat cited by Jürgen Habermas in Morale et communication Champs essai Flammarion 1999 ; p. 96.
8 https://www.ccne-ethique.fr/
9 Jürgen Habermas Morale et communication Champs essai Flammarion 1999 ; p. 98.
10 Joëlle Zask Écologie et Démocratie Ed. Premier parallèle 2022.
La boite à outils de la démocratie participative est un incontournable de la transition.
Bravo pour cet article